Une immunité solide et immédiate: sachons la stimuler .

Nous l’avons vu plus haut: les papilles gustatives de la bouche et les cellules touffues dans tout le corps constituent des systèmes d’alerte, soit localement, soit à distance grâce au nerf vague.

Primitivement en alerte contre des parasites ou des germes infectieux, il se trouve que ces récepteurs sont également sensibles et réactifs à des substances amères.

A ce titre, et comme notre alimentation est désormais orpheline en amertume, il serait bon de bien connaître ce réseau sensible, ainsi que les substances amères qui peuvent les faire réagir, et avec quels effets physiologiques (action sur l’appétit, par exemple) ou thérapeutiques (relâchement bronchique, par exemple).

Le schéma ci-dessus résume la disposition anatomique des récepteurs d’amertume dans notre corps, ainsi que les réactions constatées lors de l’inhalation, ou l’ingestion de substances amères. On notera en vertical l’action du nerf vague, soit d’ordre réflexe (vomissement immédiat), soit en réaction différée (sécrétions digestives, sphincters urinaires).

Dans les chapitres suivants, nous allons détailler les différents organes du corps dotés de récepteurs d’amertume, et les pathologies susceptibles d’être soignées par des principes amers bien choisis.

La face cachée des médicaments amers

Nos premiers médicaments étaient essentiellement d’origine végétale. On utilisait des plantes (généralement dans leur “totum”, c’est-à-dire avec l’ensemble des constituants), pour laisser agir des molécules très actives, toxiques à forte dose (réaction de défense de la plante) mais thérapeutiques à faible dose. Et ces principes végétaux (tannins, alcaloïdes) étaient amers. On les prenait en tisanes, élixirs, liqueurs ou potions, généralement mêlés à du miel pour faire … passer la pilule.

Puis sont arrivés les médicaments issus de la recherche en pharmacologie, d’abord les principes végétaux purifiés (quinine), puis les molécules de synthèse. 

Mais même avec ces produits “modernes”, l’amertume refait surface.

Beaucoup de médicaments ont un affreux goût d’amertume, et on doit masquer cette saveur par un ajout de sucre, ou bien par leur mise en gélules ou en comprimés enrobés.

Comme vétérinaire, j’ai un gros travail d’éducation et de persuasion pour faire prendre aux chats en urétrite aigue de minuscules comprimés de scopolamine, un composé très amer : si par malheur le chat croque le comprimé, l’amertume se dégage, le chat salive pendant 30 minutes, et refusera par la suite de se laisser soigner …

Les effets hors cibles des médicaments amers

Et connaissant les réactions physiologiques (et par conséquent thérapeutiques) de l’amertume, on peut s’attendre à des effets hors cible de certains médicaments, parfois dans le bon sens (ex : de la quinine, qui est un fébrifuge historique, mais efficace, pourra du fait de son amertume, agir également (selon son mode d’utilisation) pour soulager une inflammation bronchique. Il est d’ailleurs probable que la fameuse hydroxychloroquine préconisée pour le Covid par le Panoramix marseillais, agissait comme antiviral, anti-inflammatoire « chimique » comme prévu, mais avec une action parallèle, parfois avec une action non désirée.

Les ligands T2R (donc nos composés amers) comprennent un large éventail de composés naturels et synthétiques. Notamment, de nombreux produits pharmaceutiques qui ont un goût amer, avec des composés tels que la chloroquine, l’halopéridol, l’érythromycine, le procaïnamide et l’ofloxacine connus pour activer les T2R. 

Les composés au goût amer peuvent avoir des effets physiologiques spécifiques dans les cellules exprimant le T2R.Par exemple , la ghréline et le peptide-1 de type glucagon en réponse à une stimulation par des composés au goût amer. Dans le système respiratoire, la stimulation des T2R exprimés dans les épithéliums respiratoires et les muscles lisses a été impliquée dans les réflexes protecteurs des voies respiratoires, les battements ciliaires et la bronchodilatation. 

En illustration de cet article, un tableau de différents médicaments amers, leurs cibles thérapeutiques, et les différents types de récepteurs qu’ils peuvent reconnaître.

Quand le sucré paralyse l’action des amers

Que ce soit au niveau des papilles (en bouche) ou des cellules touffes (dans l’ensemble du corps), les récepteurs du sucré et ceux de l’amer se côtoient et on a récemment constaté qu’ils fonctionnaient en concurrence. Tant que le substrat (salive, mucus) qui baigne les récepteurs est résolument sucré, les récepteurs d’amertume sont bloqués. Mais en dessous d’un seuil de sucre, ce blocage se libère et l’action d’amertume se met en route.

Ce principe d’exclusion sucré/amer est très important dans la perspective de soins avec des substances amères. En effet, si les remèdes amers sont accompagnés d’un excipient sucré (sirop, gomme arabique … ou cocktail sucré), leur effet sera fortement invalidé et ils pourront passer pour inefficaces.

Et c’est justement le cas de nombreux produits où l’amertume est gommée en bouche par un apport sucré (apéritifs, liqueurs, solutions per linguales), dont les effets tiendront plus d’un effet d’hédonisme, voire placebo, plutôt que d’une réelle action moléculaire.

Les amers, des bienfaits depuis longtemps reconnus.

Les formules amères à base de plantes remontent à l’Antiquité. Les anciens Égyptiens faisaient macérer des herbes amères dans du vin, utilisant probablement l’infusion à la fois pour améliorer le goût du vin mais aussi pour soutenir la digestion comme nous le faisons aujourd’hui.

La première formule d’amers documentée dans le monde occidental remonte à Mithridate, souverain de l’ancien royaume grec du Pont, qui cherchait, curieusement, à développer un antidote aux substances toxiques. Mais c’est avec la thériaque vénitienne, que se développe une véritable médecine reposant sur les amers. Ce célèbre mélange de plantes médicinales a été rapporté à Rome comme contrepoison par Pompée (on mourait beaucoup d’empoisonnements à l’époque…), avec une formule comportant 43 plantes, quasiment toutes amères. L’alchimiste Paracelse en modifie la formule, toujours avec 43 végétaux.

Cette thériaque est reprise dans les monastères , qui avaient tous un jardin médicinal, ce qui a donné lieu à de nombreux élixirs ou liqueurs (Bénédictine, Chartreuse) consommées par plaisir, mais surtout pour leurs effets bénéfiques généraux.

En 1151, l’abbesse Hildegarde de Bingen publie un premier ouvrage: “le livre des subtilités”, qui sera complété après sa mort par des thérapeutes de son école. Elle y propose des remèdes où prédominent les extraits végétaux amers, comme l’armoise, la gentiane, l’aloès, la sauge, le cresson, le céleri ou la lavande, mais aussi la bile de lapin “extraite en phase de lune croissante avec une seringue”.

De nos jours, plusieurs fabricants se targuent de proposer ces remèdes, en particulier sous forme d’élixirs … mais aussi d’apéritifs (vermouths, gentianes)

Actuellement, nos organismes sont en quelque sorte orphelins de l’amertume.Et les médicaments si évolués soient-ils, ne soignent que des maladies déclarées, mais n’agissent pas en protecteurs de santé comme les amers traditionnels. 

On note pourtant un renouveau dans la consommation des amers: la mode des bières houblonnées, des cocktails, et le phénomène Spritz.

De plus en plus, la bière remplace le vin dans des soirées arrosées. Et la tendance est de savoir apprécier (merci les belges qui ont montré le chemin) des bières fortement amérisées par l’adjonction d’extraits de houblon… et parfois d’amer Picon, soit un retour au traditionnel Picon-bière….

Longtemps réservés aux “connaisseurs” (ça fait toujours mieux que “pochetrons”) des bars huppés des hôtels de luxe, les cocktails sont maintenant proposés dans tous les bars branchés et constituent l’essentiel de leur chiffre d’affaires. Et il est de bon ton d’y introduire une bonne dose d’amers, dont il existe une kyrielle de spécialités, chacune ayant un goût ou une saveur originale.

Mais le phénomène récent le plus “tendance” est la consommation chez soi, en famille ou entre amis, d’un “Spritz”, le  mélange d’un vin blanc effervescent (par ailleurs très médiocre à l’état pur), d’un amer italier (Apérol, Campari), et d’un soda… le tout dans un grand verre rond dédié et beaucoup de boisson.

Ces cocktails constitueraient une saine cure d’amertume ? Ce serait trop beau pour ces (nouveaux) amateurs (et amatrices car le Spritz fait un carton chez les dames …) de sensations amères. Car ces boissons, justement pour faire “passer” l’amertume, sont gavées de sucre. Justement ce qu’il ne faut pas  (voir plus loin) pour une efficacité tangible des molécules amères.


Système parasympathique, nerf vague et substances amères.

Que vient faire cette particularité nerveuse dans cet ouvrage sur les molécules amères ? De fait, les chercheurs en neurologie et les diététiciens fonctionnent dans des mondes séparés. Hé bien dans ce, nous allons réunir leurs savoirs …

Notre organisme est en permanence sous le contrôle d’un système nerveux dit autonome, en ce sens qu’il ne dépend pas de notre volonté en faisant agir un double circuit de sensibilité et d’action, les systèmes ortho et parasympathique. Chez ce dernier, l’essentiel des tâches est le fait d’un nerf unique, quoique très ramifié : le nerf vague. Tous nos organes, toutes nos fonctions, sont sous surveillance et sous l’action régulatrice et apaisante du nerf vague.


« En face », le système orthosympathique, qui va au contact des mêmes organes, présente une structure anatomique séquencée, avec des ganglions successifs le long du rachis, alors que le nerf vague du parasympathique ne présente qu’un seul axe (en fait dédoublé à droite et à gauche de la colonne vertébrale) dont les diverses ramifications vont pénétrer dans les tissus et organes divers de notre corps.

La voie du nerf vague.

Là, nous sommes dans le vif du sujet. Car ce nerf vague est on ne peut plus complexe et (voir plus haut), il tient de nombreux rôles à la fois.

Au niveau des organes du goût, le nerf vague (ou nerf dix, ou X) perçoit les informations issues de la langue, du palais et du pharynx, les zones de l’organisme les plus riches en récepteurs gustatifs (en vert sur le schéma). Les différents rameaux du vague se réunissent pour former les ganglions supérieurs, puis parviennent an noyau dorsal du tronc cérébral. Rappelons-le, le tronc cérébral n’est pas un organe d’intelligence, c’est le cerveau primitif des premiers vertébrés qui règle en permanence nos fonctions vitales en fonction de renseignements qu’il collecte dans tout le corps.

Par déférence (et parce que l’Evolution l’a établi ainsi), le vague va tout de même renseigner le thalamus de ses informations collectées dans la bouche. Mais, et c’est son rôle absolu, le vague va faire réagir directement l’ensemble des organes du corps dont il a la maîtrise.

Ainsi, les sensations violentes de l’amertume qui sont des messages d’alerte, sont en mesure d’avoir par le nerf vague des répercussions dans tout l’organisme, et le plus souvent dans un sens d’apaisement et de soulagement.

L’amertume, un signal de défense, une protection innée

Cette saveur amère, peu appréciée spontanément, est un signal d’alerte pour l’organisme, en bouche bien sûr, mais également dans tout le corps où des récepteurs spécifiques détectent les molécules amères, et mettent en route des réactions de défense et de modulation immunitaire. Une saveur qui protège notre santé !

Depuis quelques années, les laboratoires de recherche se passionnent pour les substances amères (des centaines de molécules, essentiellement issues de plantes), leur place dans la phylogénie des végétaux, leur rôle dans la co-évolution plantes/animaux, dans notre propre historique alimentaire, enfin dans les effets bénéfiques qu’on peut en attendre.

Donnez à boire à un bébé un biberon d’eau sucrée … il va tendre ses lèvres et développer un réflexe de succion : il est réceptif et joyeux. Tendez-lui un biberon rempli d’un jus d’endives cuites (amertume garantie), vous verrez ses lèvres s’écarter, ses sourcils se rapprocher, avec un rejet de salive et des cris de protestation.

Ainsi, bébé, et de manière innée, se méfie de l’amertume, et en rejette les supports alimentaires.

A ce stade du récit, souvenez-vous des endives, des épinards qui vous étaient proposés (imposés) à la cantine de l’école. Il en repartait la moitié. Alors que pour les diététiciens scolaires, c’étaient des aliments d’excellence.

L’industrie agro-alimentaire a plus d’un tour dans son sac : elle a planché sur le problème, et à force de croisements et de sélection des végétaux toujours moins amers, elle nous a sorti des légumes (artichauts, pissenlits-salade, tomates, endives …) pour lesquels l’amertume n’est plus qu’un lointain souvenir. Et qui du coup se vendent même aux palais les plus délicats.

Mais en même temps, on assiste à une fragilité des plants, désormais hypersensibles aux insectes et aux champignons :  il faut désormais forcer sur les pesticides, là où les mêmes espèces se développaient naturellement.

Soit dit en passant, ce sont souvent les mêmes “majors” de l’agroalimentaire, qui gèrent la génétique de nos légumes, et qui produisent les pesticides pour assurer leur culture.

Ainsi, au niveau des plantes, le retrait des substances amères naturelles semble entraîner une fragilité de leur santé. Intéressant !

Est-ce qu’à l’inverse, l’emploi de molécules amères sur des organismes fragiles leur procurerait une résistance améliorée ? Concernant les végétaux, on sait bien que les extraits de tabac (nicotine, très amère) ou bien les “purins d’ortie”, ont effectivement un effet protecteur prouvé et d’ailleurs utilisé en agro naturelle (avec des interventions éhontées de l’agro-business pour en interdire l’usage).

Donc, ces principes d’amertume ont un effet protecteur. Chez les végétaux (dont ils sont issus) oui, mais chez les animaux ? Et chez les humains ?