En terme de résumé

Les récepteurs d’amertume sont présents à la surface de nombreuses cellules humaines. Particulièrement dans la bouche, mais réparties également dans divers tissus. Ils sont nommés TAS2R, T pour Taste et R pour Récepteur.

Ces récepteurs, actuellement identifiés au nombre de 25, ont des effets différents selon leur emplacement et les molécules amères qui les stimulent, en particulier:

  • au niveau buccal, ils nous informent sur le goût (reconnaissance cérébrale), et sur l’éventuel danger à l’ingestion. D’où dégoût et vomissement immédiat, ou bien diverses actions physiologiques via le nerf vague.
  • au niveau respiratoire, ils constituent un second système immunitaire inné (et donc sous influence génétique) d’action immédiate, capable d’une action bactéricide (production de NO, de défensines) et d’une évacuation d’un mucus (biofilm) qui héberge les micro organismes et qui obstrue les voies respiratoires.
  • au niveau digestif, ils permettent au cours du transit, de gérer l’appétit, la production d’enzymes, et la régulation de la glycémie, une ressource profitable en cas d’obésité et de diabète.
  • au niveau des cellules de l’immunité, et en cas d’inflammation, , ils en diminuent la multiplication et leur migration, et en bloquent les actions inflammatoires.

A l’origine de l’Évolution, ces récepteurs étaient activés par des molécules d’origine bactérienne, établissant ainsi une défense immédiate indépendante d’un système immunitaire encore en phase d’élaboration.

Il se trouve que les substances amères miment au plan moléculaire les produits bactériens et provoquent le même type de réaction des cellules équipées de ces récepteurs.

Vingt-cinq TAS2R sont maintenant connus chez l’homme. Cette variété pourrait être le reflet d’un adaptation aux diverses formes de confrontations avec des micro-organismes (à l’inverse, on ne connaît qu’un seul récepteur du sucré et un seul récepteur à l’umami).

Les TAS2R agissent en duo, et pour qu’ils soient activés, la molécule amère doit se fixer sur chacun des deux récepteurs. Ainsi, les TAS2R ont des affinités, donc des spécificités différentes concernant des molécules amères, et inversement une même substance amère peut activer plusieurs récepteurs.

Beaucoup de travaux ont été effectués avec des molécules de synthèse, extrêmement amères, mais difficilement transposables pour des thérapies en sécurité. 

On peut néanmoins compter sur des dizaines de substrats végétaux bien connus depuis des siècles , mais désormais disponibles purifiés et analysés pour un usage optimal.

Une immunité solide et immédiate: sachons la stimuler .

Nous l’avons vu plus haut: les papilles gustatives de la bouche et les cellules touffues dans tout le corps constituent des systèmes d’alerte, soit localement, soit à distance grâce au nerf vague.

Primitivement en alerte contre des parasites ou des germes infectieux, il se trouve que ces récepteurs sont également sensibles et réactifs à des substances amères.

A ce titre, et comme notre alimentation est désormais orpheline en amertume, il serait bon de bien connaître ce réseau sensible, ainsi que les substances amères qui peuvent les faire réagir, et avec quels effets physiologiques (action sur l’appétit, par exemple) ou thérapeutiques (relâchement bronchique, par exemple).

Le schéma ci-dessus résume la disposition anatomique des récepteurs d’amertume dans notre corps, ainsi que les réactions constatées lors de l’inhalation, ou l’ingestion de substances amères. On notera en vertical l’action du nerf vague, soit d’ordre réflexe (vomissement immédiat), soit en réaction différée (sécrétions digestives, sphincters urinaires).

Dans les chapitres suivants, nous allons détailler les différents organes du corps dotés de récepteurs d’amertume, et les pathologies susceptibles d’être soignées par des principes amers bien choisis.

La face cachée des médicaments amers

Nos premiers médicaments étaient essentiellement d’origine végétale. On utilisait des plantes (généralement dans leur “totum”, c’est-à-dire avec l’ensemble des constituants), pour laisser agir des molécules très actives, toxiques à forte dose (réaction de défense de la plante) mais thérapeutiques à faible dose. Et ces principes végétaux (tannins, alcaloïdes) étaient amers. On les prenait en tisanes, élixirs, liqueurs ou potions, généralement mêlés à du miel pour faire … passer la pilule.

Puis sont arrivés les médicaments issus de la recherche en pharmacologie, d’abord les principes végétaux purifiés (quinine), puis les molécules de synthèse. 

Mais même avec ces produits “modernes”, l’amertume refait surface.

Beaucoup de médicaments ont un affreux goût d’amertume, et on doit masquer cette saveur par un ajout de sucre, ou bien par leur mise en gélules ou en comprimés enrobés.

Comme vétérinaire, j’ai un gros travail d’éducation et de persuasion pour faire prendre aux chats en urétrite aigue de minuscules comprimés de scopolamine, un composé très amer : si par malheur le chat croque le comprimé, l’amertume se dégage, le chat salive pendant 30 minutes, et refusera par la suite de se laisser soigner …

Les effets hors cibles des médicaments amers

Et connaissant les réactions physiologiques (et par conséquent thérapeutiques) de l’amertume, on peut s’attendre à des effets hors cible de certains médicaments, parfois dans le bon sens (ex : de la quinine, qui est un fébrifuge historique, mais efficace, pourra du fait de son amertume, agir également (selon son mode d’utilisation) pour soulager une inflammation bronchique. Il est d’ailleurs probable que la fameuse hydroxychloroquine préconisée pour le Covid par le Panoramix marseillais, agissait comme antiviral, anti-inflammatoire « chimique » comme prévu, mais avec une action parallèle, parfois avec une action non désirée.

Les ligands T2R (donc nos composés amers) comprennent un large éventail de composés naturels et synthétiques. Notamment, de nombreux produits pharmaceutiques qui ont un goût amer, avec des composés tels que la chloroquine, l’halopéridol, l’érythromycine, le procaïnamide et l’ofloxacine connus pour activer les T2R. 

Les composés au goût amer peuvent avoir des effets physiologiques spécifiques dans les cellules exprimant le T2R.Par exemple , la ghréline et le peptide-1 de type glucagon en réponse à une stimulation par des composés au goût amer. Dans le système respiratoire, la stimulation des T2R exprimés dans les épithéliums respiratoires et les muscles lisses a été impliquée dans les réflexes protecteurs des voies respiratoires, les battements ciliaires et la bronchodilatation. 

En illustration de cet article, un tableau de différents médicaments amers, leurs cibles thérapeutiques, et les différents types de récepteurs qu’ils peuvent reconnaître.

Quand le sucré paralyse l’action des amers

Que ce soit au niveau des papilles (en bouche) ou des cellules touffes (dans l’ensemble du corps), les récepteurs du sucré et ceux de l’amer se côtoient et on a récemment constaté qu’ils fonctionnaient en concurrence. Tant que le substrat (salive, mucus) qui baigne les récepteurs est résolument sucré, les récepteurs d’amertume sont bloqués. Mais en dessous d’un seuil de sucre, ce blocage se libère et l’action d’amertume se met en route.

Ce principe d’exclusion sucré/amer est très important dans la perspective de soins avec des substances amères. En effet, si les remèdes amers sont accompagnés d’un excipient sucré (sirop, gomme arabique … ou cocktail sucré), leur effet sera fortement invalidé et ils pourront passer pour inefficaces.

Et c’est justement le cas de nombreux produits où l’amertume est gommée en bouche par un apport sucré (apéritifs, liqueurs, solutions per linguales), dont les effets tiendront plus d’un effet d’hédonisme, voire placebo, plutôt que d’une réelle action moléculaire.

Les amers, des bienfaits depuis longtemps reconnus.

Les formules amères à base de plantes remontent à l’Antiquité. Les anciens Égyptiens faisaient macérer des herbes amères dans du vin, utilisant probablement l’infusion à la fois pour améliorer le goût du vin mais aussi pour soutenir la digestion comme nous le faisons aujourd’hui.

La première formule d’amers documentée dans le monde occidental remonte à Mithridate, souverain de l’ancien royaume grec du Pont, qui cherchait, curieusement, à développer un antidote aux substances toxiques. Mais c’est avec la thériaque vénitienne, que se développe une véritable médecine reposant sur les amers. Ce célèbre mélange de plantes médicinales a été rapporté à Rome comme contrepoison par Pompée (on mourait beaucoup d’empoisonnements à l’époque…), avec une formule comportant 43 plantes, quasiment toutes amères. L’alchimiste Paracelse en modifie la formule, toujours avec 43 végétaux.

Cette thériaque est reprise dans les monastères , qui avaient tous un jardin médicinal, ce qui a donné lieu à de nombreux élixirs ou liqueurs (Bénédictine, Chartreuse) consommées par plaisir, mais surtout pour leurs effets bénéfiques généraux.

En 1151, l’abbesse Hildegarde de Bingen publie un premier ouvrage: “le livre des subtilités”, qui sera complété après sa mort par des thérapeutes de son école. Elle y propose des remèdes où prédominent les extraits végétaux amers, comme l’armoise, la gentiane, l’aloès, la sauge, le cresson, le céleri ou la lavande, mais aussi la bile de lapin “extraite en phase de lune croissante avec une seringue”.

De nos jours, plusieurs fabricants se targuent de proposer ces remèdes, en particulier sous forme d’élixirs … mais aussi d’apéritifs (vermouths, gentianes)

Actuellement, nos organismes sont en quelque sorte orphelins de l’amertume.Et les médicaments si évolués soient-ils, ne soignent que des maladies déclarées, mais n’agissent pas en protecteurs de santé comme les amers traditionnels. 

On note pourtant un renouveau dans la consommation des amers: la mode des bières houblonnées, des cocktails, et le phénomène Spritz.

De plus en plus, la bière remplace le vin dans des soirées arrosées. Et la tendance est de savoir apprécier (merci les belges qui ont montré le chemin) des bières fortement amérisées par l’adjonction d’extraits de houblon… et parfois d’amer Picon, soit un retour au traditionnel Picon-bière….

Longtemps réservés aux “connaisseurs” (ça fait toujours mieux que “pochetrons”) des bars huppés des hôtels de luxe, les cocktails sont maintenant proposés dans tous les bars branchés et constituent l’essentiel de leur chiffre d’affaires. Et il est de bon ton d’y introduire une bonne dose d’amers, dont il existe une kyrielle de spécialités, chacune ayant un goût ou une saveur originale.

Mais le phénomène récent le plus “tendance” est la consommation chez soi, en famille ou entre amis, d’un “Spritz”, le  mélange d’un vin blanc effervescent (par ailleurs très médiocre à l’état pur), d’un amer italier (Apérol, Campari), et d’un soda… le tout dans un grand verre rond dédié et beaucoup de boisson.

Ces cocktails constitueraient une saine cure d’amertume ? Ce serait trop beau pour ces (nouveaux) amateurs (et amatrices car le Spritz fait un carton chez les dames …) de sensations amères. Car ces boissons, justement pour faire “passer” l’amertume, sont gavées de sucre. Justement ce qu’il ne faut pas  (voir plus loin) pour une efficacité tangible des molécules amères.


L’amertume, un signal de défense, une protection innée

Cette saveur amère, peu appréciée spontanément, est un signal d’alerte pour l’organisme, en bouche bien sûr, mais également dans tout le corps où des récepteurs spécifiques détectent les molécules amères, et mettent en route des réactions de défense et de modulation immunitaire. Une saveur qui protège notre santé !

Depuis quelques années, les laboratoires de recherche se passionnent pour les substances amères (des centaines de molécules, essentiellement issues de plantes), leur place dans la phylogénie des végétaux, leur rôle dans la co-évolution plantes/animaux, dans notre propre historique alimentaire, enfin dans les effets bénéfiques qu’on peut en attendre.

Donnez à boire à un bébé un biberon d’eau sucrée … il va tendre ses lèvres et développer un réflexe de succion : il est réceptif et joyeux. Tendez-lui un biberon rempli d’un jus d’endives cuites (amertume garantie), vous verrez ses lèvres s’écarter, ses sourcils se rapprocher, avec un rejet de salive et des cris de protestation.

Ainsi, bébé, et de manière innée, se méfie de l’amertume, et en rejette les supports alimentaires.

A ce stade du récit, souvenez-vous des endives, des épinards qui vous étaient proposés (imposés) à la cantine de l’école. Il en repartait la moitié. Alors que pour les diététiciens scolaires, c’étaient des aliments d’excellence.

L’industrie agro-alimentaire a plus d’un tour dans son sac : elle a planché sur le problème, et à force de croisements et de sélection des végétaux toujours moins amers, elle nous a sorti des légumes (artichauts, pissenlits-salade, tomates, endives …) pour lesquels l’amertume n’est plus qu’un lointain souvenir. Et qui du coup se vendent même aux palais les plus délicats.

Mais en même temps, on assiste à une fragilité des plants, désormais hypersensibles aux insectes et aux champignons :  il faut désormais forcer sur les pesticides, là où les mêmes espèces se développaient naturellement.

Soit dit en passant, ce sont souvent les mêmes “majors” de l’agroalimentaire, qui gèrent la génétique de nos légumes, et qui produisent les pesticides pour assurer leur culture.

Ainsi, au niveau des plantes, le retrait des substances amères naturelles semble entraîner une fragilité de leur santé. Intéressant !

Est-ce qu’à l’inverse, l’emploi de molécules amères sur des organismes fragiles leur procurerait une résistance améliorée ? Concernant les végétaux, on sait bien que les extraits de tabac (nicotine, très amère) ou bien les “purins d’ortie”, ont effectivement un effet protecteur prouvé et d’ailleurs utilisé en agro naturelle (avec des interventions éhontées de l’agro-business pour en interdire l’usage).

Donc, ces principes d’amertume ont un effet protecteur. Chez les végétaux (dont ils sont issus) oui, mais chez les animaux ? Et chez les humains ?