Il y a plus de 500 millions d’années, les organismes vivant dans l’océan Panthalassique, ont un besoin vital d’apprécier la salinité de leur milieu naturel. Ils doivent en effet adapter leur organisme (vacuoles pour les végétaux, excrétion pour les animaux) aux variations de l’osmolarité marine. Ils sont donc équipés de récepteurs de salinité, et ceci dans tout le corps.
Les choses évoluent lors de la “sortie de l’eau” des organismes tant animaux que végétaux.
Si le contrôle de l’osmolarité reste essentiel (existence de lagunes d’eau saumâtre), les organismes doivent pour survivre se protéger de l’irradiation solaire : épidermes épais et pigmentés pour les animaux, production de molécules anti-oxydantes pour les végétaux.
Et, comme ça tombe bien, ces molécules protectrices (phénols et polyphénols) sont également toxiques pour les herbivores, ou bien simplement amères et indigestes : les végétaux ont ainsi, spontanément, trouvé une parade pour protéger leur développement et leur extension sur les continents désormais au sec.
Car au niveau des animaux, tout au moins herbivores, ceux qui survivent sont ceux qui ont développé une capacité de reconnaître la toxicité des végétaux: c’est l’apparition, et le développement intense des récepteurs de la saveur amère.
Des récepteurs de dangers, à la fois bactériens et toxiques.
Mais ces récepteurs ne sont pas tombés du ciel … En fait, ce sont des molécules intégrées aux membranes cellulaires, qui à l’origine savaient (et savent toujours) reconnaître des substances excrétées par des bactéries pathogènes (essentiellement de type Gram -), ces molécules appelées AHL (pour Acyl homosérine lactones). Au contact de ces AHL, c’est le branle bas de combat, les cellules concernées (voir plus loin) produisent des substances bactéricides, et provoquent une agitation intense des cils vibratiles: c’est la mort et l’expulsion de ces bactéries indésirables … Et puis, miracle ! (un miracle qu’on retrouve bien souvent en biologie … la nature est est très économe …) En effet, ces récepteurs d’AHL reconnaissent tout aussi bien des substances tout à fait étrangères aux infections, les substances amères. Du coup, double, voire triple efficacité de ces récepteurs: ils alertent l’organisme sur la toxicité éventuelle des amers (d’où vomissement et rejets, mais survie du sujet consommateur), ils protègent contre les infections bactériennes, mais aussi en reconnaissant des amers “non toxiques’, donc à dose minime, ils provoquent la même réaction protectrice que contre les bactéries.
Les amers deviennent alors, soit des régulateurs de santé (et malheureusement, ils sont bien rares dans notre alimentation), soit carrément des remèdes en cas d’inflammation ou d’infection mal gérées par l’organisme.
On le constate aujourd’hui : les animaux possèdent d’autant plus de types moléculaires de reconnaissance de l’amertume, qu’ils en ont le besoin dans leur alimentation.
Le chat, un carnivore strict, ne possède que six récepteurs à l’amer, le chien, dont le régime est plus varié, possède quinze récepteurs, la vache vingt et un (sa digestion par rumination la protège), l’homme omnivore vingt-cinq, le lapin très fragile vingt-huit, et le rat très précautionneux trente-six.
Le colibri, ce minuscule oiseau qui se nourrit comme les abeilles du nectar des fleurs, a abandonné ses récepteurs de l’amertume et du salé, pour développer plutôt une sensibilité très fine au sucré et à l’acide…
Concernant les récepteurs du sucré, les plantes à fleurs des terres émergées ont développé des fruits très sucrés, donc très attirants pour diverses espèces frugivores, et il s’est créé une co-évolution entre espèces: plus les fruits étaient sucrés, plus ils étaient attirants pour des animaux qui se reproduisirent en disséminant les graines contenues dans ces fruits mûrs. Et plus ces frugivores avaient de récepteurs du sucré, plus ils en étaient attirés, et ainsi de suite…
Chez l’homme, quelques heures après la naissance, les nourrissons préfèrent les goûts sucrés et umami et rejettent les liquides amers, bien que la sensibilité au sel, semblable à celle des adultes, n’apparaisse pas avant l’âge de 4 mois environ, leurs préférences et dégoûts alimentaires fournissent une preuve supplémentaire de leur plus forte préférence pour les aliments et les boissons au goût sucré, salé et, dans certains cas, acide et de leur profonde aversion pour tout ce qui a un goût amer. Le goût accru des enfants pour les sucreries et les sels, par rapport aux adultes, reflète probablement le besoin d’énergie ou de minéraux, respectivement, pendant les périodes de croissance maximale, car de nombreux aliments riches en énergie (par exemple, le lait maternel, les fruits) ont un goût sucré. Il n’est donc pas surprenant que de nombreuses préparations pédiatriques aient un goût sucré
Non goûteurs et super goûteurs. L’inégalité génétique et ses conséquences cliniques.
Chez l’Homme, il existe 25 types de récepteurs qui reconnaissent les composés amers, avec des singularités (très légères modifications) pour chacun d’entre eux. Mais contrairement aux récepteurs du sucré (tout le monde ressent et apprécie les substances sucrées), les récepteurs d’amertume sont inégalement représentés chez les individus. Certains reconnaissent l’amer à toutes petites doses (au risque d’un rejet immédiat), ce sont les “super goûteurs”, d’autres (environ 30%, tout de même) ne sont pas gênés par ce goût et il en faut des doses élevées pour les faire réagir, ce sont les “non goûteurs”.
Pour éprouver le degré de sensation amère chez des individus, on dispose de languettes de papier imbibées d’un amer très puissant, le PTC (PhénylThioCarbamide) que l’on met en contact avec la langue des testeurs…
Plus simplement, on peut se limiter à croquer un comprimé de paracétamol (doliprane) et de noter son effet en bouche. Environ 25% des individus ont très peu de réaction, ce sont des “non goûteurs”.
Cette disparité pourrait n’être qu’ anecdotique, puisque l’amertume ne fait pas partie de nos penchants. Mais de fait, cette déficience des “non goûteurs” est en fait une carence physiologique aux conséquences mesurables dans certaines situations pathologiques. C’est le cas pour les maladies respiratoires, tant supérieures (rhinites et laryngites chroniques) que basses (BPCO, asthme). Ou bien pour des troubles digestifs et métaboliques (iléites, mici, obésité, diabète).
En médecine courante, on traite vigoureusement les symptômes et on ne va pas chercher des déficiences en récepteurs d’amertume … Mais quand on s’intéresse au sujet et que l’on teste les malades avec des bandelettes PTC, on s’aperçoit que les “non goûteurs” font également partie des patients les plus atteints.Et l’on sait maintenant (voir plus loin) par quels mécanismes les “super goûteurs” sont naturellement protégés et peuvent accéder à des traitements via des suplémentations en substances amères.